
Temps de travail et temps de vie des exploitants agricoles : quelles différences selon l’origine sociale ? - Analyse n°217
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Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.
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Le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire a financé, en 2024, cinq recherches sur le thème des « nouveaux actifs agricoles ». Le projet AgriTempo, piloté par le laboratoire Tetras (université de Lorraine), s’est intéressé au temps de travail et aux modes de vie de ces nouveaux entrants[1]. Cette note en présente les principaux résultats. Elle montre que la disponibilité pour les temps familiaux et la prise de vacances sont des préoccupations largement partagées. Les exploitants non issus du milieu agricole, ayant a priori un rapport au temps plus proche des normes du salariat, ne se distinguent qu’à la marge de leurs homologues issus de familles agricoles. La forte emprise temporelle du travail concerne les agriculteurs de toutes les origines sociales.
Introduction
Les mobilisations d’agriculteurs et d’agricultrices de janvier -février puis d’octobre-novembre 2024 n’ont pas mis au premier plan les questions de durée de travail ou de conciliation des temps de la vie quotidienne. Elles font néanmoins partie des préoccupations de nombreuses familles agricoles[2]. Séparer le professionnel du personnel, se fixer des horaires et se donner du temps pour investir d’autres activités sont des pratiques valorisées, mais souvent difficiles à concrétiser[3].
Cette recherche d’une conciliation des temps, qui repose en partie sur une référence au monde salarial, est souvent rattachée à la figure des exploitants « non issus du milieu agricole » (NIMA). La presse économique traite ainsi comme une évidence le rôle de catalyseur de ces nouveaux entrants dans la profession : « Il est vrai que les néopaysans ne veulent plus tout sacrifier à leur exploitation »[4].
Qu’en est-il vraiment ? Si les exploitants NIMA ont été acculturés à d’autres rapports au temps que leurs homologues issus de familles d’agriculteurs, les contraintes de l’activité peuvent contrarier leurs aspirations à maîtriser leur temps de travail plutôt que d’en subir l’emprise. C’est le constat d’une étude récente sur les collectifs néopaysans[5]. On trouve toutefois des exploitants qui disent parvenir à concrétiser cette « quête d’un travail équilibré »[6] et se rendre disponibles pour leur famille ou pour des activités de loisir. Qui sont-ils et quelle est leur importance numérique et symbolique ? Quels sont leurs profils sociaux ? L’origine non-agricole se traduit-elle par un rapport au temps distinctif ?
Cette note présente les principaux enseignements tirés de la recherche AgriTempo. À partir de données originales et de méthodes quantitatives et qualitatives (encadré 1), elle examine successivement les représentations du temps qui prédominent chez les exploitants agricoles (partie 1), l’emprise du travail sur leur vie quotidienne (partie 2), et les pratiques planificatrices et l’allocation de temps à des activités extra-agricoles (partie 3).
Encadré 1 – Données collectées dans le cadre de la recherche AgriTempo
Le projet AgriTempo ciblait trois orientations productives : élevage bovin lait, élevage caprin et maraîchage, horticulture. Alors que l’hérédité professionnelle reste élevée chez les exploitants agricoles tous types confondus (74 % ont un père agriculteur), ce taux n’est que de 52 % en maraîchage et de 56 % en élevage ovin et caprin[7]. L’élevage bovin offre un contrepoint puisque la grande majorité des exploitants y a un père agriculteur (84 %).
L’enquête de terrain a recueilli des informations via des questionnaires (n = 2 131) et des entretiens qualitatifs (n = 69). Le questionnaire a permis d’étudier conjointement les modalités de socialisation temporelle, c’est-à-dire d’acquisition de rapports au temps spécifiques (notamment au regard de l’origine sociale), et les usages du temps au travail et hors travail. Les entretiens, avec des exploitants et leur entourage professionnel et familial, ont permis d’approfondir l’analyse à partir des récits de pratiques. Avec ces deux sources, il est possible de rendre compte des façons dont chacun articule diverses activités aux temporalités concurrentes : production agricole, travail domestique, activités personnelles ou de « loisir », temps physiologiques (sommeil, repas, etc.).
Dans l’échantillon de répondants au questionnaire, la proportion des NIMA est relativement élevée en élevage caprin (43 %) et en maraîchage (49 %), et nettement plus faible en élevage bovin (10 %). Cette note privilégie la comparaison des exploitants NIMA avec les exploitants issus du milieu agricole exclusivement (IMAE).
Pour plus de détails sur la démarche de recherche et sur les méthodes, voir le rapport final aux pages 11-22.
Des rapports au temps à bonne distance du chronomètre
Comme de nombreux métiers d’indépendants, les exploitants agricoles n’ont, formellement, pas d’horaires de travail fixes. S’ils sont incités à séparer le professionnel du personnel[8] ou à compter leurs heures pour optimiser l’organisation de leurs productions[9], peu d’agriculteurs pensent leur activité à l’aune du temps.
En situation d’entretien, lorsqu’il leur est demandé de décrire une journée de travail, les repères temporels sont rares. En élevage, la régularité des horaires de la traite est certes une référence courante. La traite induit, dans de nombreux cas, l’heure du réveil au petit matin. En revanche, une fois qu’elle est effectuée, l’alimentation, le soin des animaux et la suite de la journée de travail sont narrés sans ancrage dans le temps : « ça dépend de ce qu’on fait », « c’est en fonction de ce qui se passe », « c’est selon », « c’est suivant la météo », etc. La fin d’une séquence de travail est rarement bornée par un horaire : c’est souvent la réalisation d’une tâche en cours qui délimite les frontières de l’activité. L’observation d’Henri Mendras (« la tâche commande l’horaire et non l’inverse »[10]) reste ainsi pertinente pour une partie conséquente des exploitants. La prévalence d’une conception du travail comme succession de tâches, sur celle du travail comme temps passé[11], engendre une certaine élasticité temporelle. Peu d’exploitants savent dire dès le matin à quelle heure ils prendront des pauses, reprendront le travail ou termineront leur journée.
Leurs usages de l’agenda témoignent de ce rapport au temps singulier, mais ils reflètent aussi d’intéressantes disparités selon les profils d’agriculteurs. Ce qui est inscrit sur l’agenda d’un enquêté éleveur bovin (figure 1) est suggestif d’une utilisation éloignée des usages conventionnels de l’outil : vocabulaire relevant du lexique de la tâche et non de l’horloge ; inscriptions non situées dans le temps par un horaire ; logique de traçabilité plutôt que de planification[12]. L’exemple montre en outre que le 1er mai peut être un jour de travail malgré son statut de jour férié.
D’autres manières d’utiliser l’agenda ont été observées, par exemple chez ce céréalier (figure 2), pour qui les événements sont indexés à une heure précise. Le travail y est codé sous forme de catégories génériques (« bureau »), avec des plages temporelles dédiées et certaines inscriptions ont une fonction de rappel ou d’organisation du temps.
Les manières de formaliser le temps par écrit sont donc diverses, mais le recours à l’agenda reste néanmoins une pratique minoritaire : elle concerne seulement 22 % des répondants au questionnaire. Ils sont plus nombreux à déclarer noter les choses sur papier ou sur un tableau (40 %), essayer de les garder en mémoire (33 %), ou encore compter sur leur entourage pour leur faire des rappels (5 %).
Le constat est donc celui d’une variété de pratiques, mais qui s’inscrivent dans un fonds commun caractérisé par une faible formalisation, un cloisonnement du temps de travail tout relatif et une certaine souplesse dans l’organisation du quotidien. Le temps de travail des agriculteurs s’apparente à cet égard à celui d’autres professions indépendantes, de certains cadres, mais aussi au travail domestique.
Figure 1 - Extrait d’agenda d’un éleveur bovin

Figure 1 : Photographie d’une page de l’agenda d’un éleveur bovin.
Figure 2 - Extrait d’agenda d’un céréalier

Figure 2 : Photographie d’une page de l’agenda d’un céréalier.
Une forte emprise temporelle du travail, modulée à la marge par l’origine sociale
Les réponses au questionnaire montrent la place importante du travail agricole dans l’emploi du temps des exploitants, confirmant des tendances déjà identifiées à partir d’autres sources statistiques[13]. Ce constat d’une forte emprise temporelle s’observe quelle que soit l’orientation productive et l’origine sociale de l’exploitant (figure 3).
Figure 3 - Moyenne, médiane et dispersion de la durée hebdomadaire de travail selon l’orientation productive et l’origine sociale

Figure 3 : Graphe sous forme de « boîtes de dispersion », avec indication de la moyenne, de la médiane et de la dispersion de la durée hebdomadaire de travail selon l’orientation productive et l’origine sociale. Les chiffres sont commentés dans la partie rédigée de la note.
Des variations intéressantes sont toutefois à souligner. Mesuré à l’échelle de la semaine, le volume horaire de travail varie moins selon l’origine sociale que selon l’orientation productive. Les éleveurs bovin et caprin déclarent des durées hebdomadaires moyennes de 65 à 70 heures, soit environ 10 heures de plus que les maraîchers (entre 55 à 60 heures de travail par semaine). La présence d’un atelier d’élevage se traduit donc par une disponibilité temporelle plus extensive, comme en témoigne leur durée moyenne de travail hebdomadaire, la plus élevée de tous les actifs en France[14].
Des variations de second ordre s’observent selon l’origine sociale. Les IMAE déclarent en moyenne des durées plus élevées que les NIMA. Cette différence atteint 6 heures chez les maraîchers, mais elle n’est que de 2 à 3 heures chez les éleveurs : l’astreinte liée au cheptel semble loger tous les exploitants à la même enseigne, qu’ils soient issus de familles agricoles ou non. Le différentiel observé en maraîchage peut être interprété à l’aune des caractéristiques des exploitations : taille, production (diversification, transformation), modèle économique (vente directe, labellisation), main-d’œuvre, etc. 65 % des maraîchers NIMA ayant répondu à notre questionnaire dirigent des exploitations de moins de 3 ha, contre 29 % chez les IMAE. Le différentiel de volume horaire pourrait être en partie un effet de ces différences de taille. Mais les maraîchers NIMA font aussi plus souvent de la vente directe (87 % contre 59 %), transforment plus fréquemment leurs produits (29 % contre 12 %), et sont plus couramment labellisés en bio ou en conversion bio (69 % contre 21 %). Ils sont ainsi davantage concernés par des pratiques réputées chronophages, dans le cadre toutefois d’exploitations de plus petite taille.
Au-delà du volume horaire, le questionnaire permet d’examiner l’organisation temporelle du travail à l’échelle de la journée ou de la semaine (figure 4).
Figure 4 - Indicateurs de temps de travail selon l’orientation productive et l’origine sociale

Figure 4 : Tableau comportant des indicateurs de temps de travail selon l’orientation productive et l’origine sociale. Pour les trois orientations productives (bovin lait, caprin, maraîchage), figure d’abord l’indication de l’origine sociale (NIMA ou IMAE). Ensuite est précisé le taux de travail en journée pour différentes plages horaires. Enfin, le tableau présente les réponses données pour des jours ou plages horaires particuliers (mercredi après-midi, samedi, dimanche). Les chiffres sont commentés dans la partie rédigée de la note.
La morphologie de la journée et de la semaine de travail des éleveurs bovin diffère peu selon qu’ils sont IMAE ou NIMA : démarrer la journée avant 7h, la terminer après 19h, travailler le mercredi après-midi, le samedi ou le dimanche sont des pratiques largement partagées. Chez les éleveurs caprins, les horaires les plus matinaux et les plus tardifs sont moins souvent investis par les NIMA. Le statut des jours est quant à lui relativement semblable. Chez les maraîchers, les différences sont en revanche plus marquées : les maraîchers IMAE sont nettement plus matinaux, plus nombreux à travailler en soirée, le mercredi et le samedi.
Notons que les exploitants IMAE cessent plus fréquemment de travailler les dimanches après-midi. Ce résultat suggère l’importance donnée à la norme du repas dominical et aux temps de sociabilité, souvent familiaux, qui lui sont associés.
Ainsi, les différences de temps de travail les plus marquées s’observent donc entre orientations productives. Le maraîchage donne à voir une moindre emprise temporelle du travail et des différences plus marquées selon l’origine sociale, alors que l’activité d’élevage met davantage les exploitants au même tempo. Nonobstant ces différences, les agriculteurs s’inscrivent dans une norme de travail extensif et se rapprochent à ce titre d’autres indépendants (artisans, professions libérales, etc.) et d’une partie des cadres, également concernés par un brouillage des frontières entre travail et hors travail, et par une forte implication subjective dans leur activité[15]. La suite de cette note s’intéresse plus particulièrement aux exploitants en maraîchage (n = 535), qui constituent un cas privilégié d’observation des différences de temps de travail en fonction de l’origine sociale.
L’origine non agricole, un rapport au temps spécifique ?
Les pratiques de bornage du temps de travail sont diversifiées. C’est ce que l’on constate en examinant les dispositions planificatrices, mais aussi l’allocation de temps à des activités extra-agricoles. Comment ces deux aspects varient-ils selon l’origine sociale des agriculteurs ? Les NIMA se singularisent-ils à cet égard ?
Dispositions planificatrices et pratiques scripturales
Comme nous l’avons vu, de nombreux agriculteurs pensent leur quotidien à l’aune de la tâche plutôt que du temps passé. D’après eux, le caractère imprévisible du travail avec et sur le vivant, ainsi que l’importance des aléas techniques, logistiques et météorologiques, compromettent en permanence l’organisation du travail et donc la possibilité de penser leur journée en termes d’horaires. Près des deux tiers des répondants au questionnaire déclarent que la météo a une forte influence sur leurs horaires de travail[16]. Un tiers d’entre eux affirment toutefois avoir des horaires. Le degré avec lequel ils organisent leur temps et leurs tâches apparaît donc comme une ligne de différenciation[17].
La diversité des origines sociales ne se traduit pas par des variations significatives dans les dispositions planificatrices (figure 5). Ce constat vaut tant pour les pratiques très largement partagées (planifier l’organisation du travail ou établir un calendrier de production) que pour les pratiques moins répandues et donc potentiellement plus distinctives (avoir des horaires pour son travail).
Figure 5 - Dispositions planificatrices selon le niveau de diplôme et l’origine sociale des maraîchers

Figure 5 : Tableau donnant des indications chiffrées sur les dispositions planificatrices selon le niveau de diplôme et l’origine sociale des maraîchers. Les chiffres sont commentés dans la partie rédigée de la note.
À l’inverse, la trajectoire scolaire engendre des variations marquées : les dispositions planificatrices sont significativement corrélées avec le niveau de diplôme, qu’il relève de la formation générale ou de l’enseignement agricole. Les écarts sont notables : la part des diplômés d’un cursus supérieur à bac + 3 déclarant avoir des horaires est 1,6 fois plus élevée que celle des titulaires d’un diplôme inférieur au baccalauréat. Ce même rapport varie entre 1,2 et 1,4 pour les réponses aux trois autres questions. Ces écarts s’observent aussi bien pour l’enseignement agricole que pour l’enseignement général, comme si la durée de scolarisation était plus déterminante que le secteur (agricole ou général) de la formation.
Une exception est à signaler : la propension nettement plus élevée des diplômés d’écoles d’ingénieurs agronomes à déclarer avoir des horaires pour leur travail (79 %), bien que celle-ci ne doive pas être surinterprétée au vu de la faiblesse de leurs effectifs dans notre échantillon (n = 28 pour le maraîchage). Elle soulève en tout cas la question d’une potentielle socialisation secondaire aux pratiques planificatrices, soit durant les années en classe préparatoire qui exigent une certaine maîtrise du temps, soit en école d’agronomie, lieu possible d’une inculcation d’usages du temps rationnels. Enfin, cette pratique relativement peu répandue chez les maraîchers peut également relever d’une logique de distinction pour la fraction la plus dotée en capital culturel. Tenir un agenda, organiser le travail de l’exploitation, ne pas gaspiller le temps sont en effet des dispositions perçues comme légitimes, et régulièrement valorisées aussi bien localement que dans la presse agricole à l’échelle nationale.
D’autres normes d’usage du temps, considérées comme légitimes, permettent de prolonger cette analyse : le fait de se dégager du temps pour des vacances et pour pratiquer des activités extra-agricoles.
Faire autre chose que de l’agriculture
Dans notre questionnaire, les activités extra-agricoles étaient saisies à travers neuf items renvoyant à des pratiques de loisir (sorties culturelles, pratique d’un sport, etc.), des engagements associatifs et bénévoles, mais aussi des formes de « travail à côté »[18] (bûcheronnage, entretien d’un potager, rénovation/construction de logements, etc.).
Plus d’un quart des maraîchers déclarent n’avoir aucune activité parmi les items proposés, et plus de la moitié en déclarent moins de deux. La prise de vacances, en revanche, est relativement fréquente chez les maraîchers. Leur taux de pratique, plus élevé que celui des éleveurs, est comparable à celui de la population générale : entre 80 et 85 % quittent leur domicile pour au moins une journée par an[19]. « Faire autre chose » semble ainsi plus facilement réalisable sur des temps de vacances que dans le quotidien des semaines travaillées.
Investir des temps sociaux non agricoles suppose de borner le travail, de pouvoir s’absenter de son exploitation, mais aussi d’avoir le goût et les dispositions requises pour la pratique d’autres activités[20]. En entretien, certains enquêtés se montrent de bonne volonté (« on essaie »), d’autres affirment ne pas savoir s’arrêter (c’est « un vain mot »), d’autres encore voient les vacances comme « une perte de temps ».
Prendre plus de dix jours de vacances ou déclarer au moins deux activités extra-agricoles sont des pratiques significativement associées à l’origine non agricole (figure 6). Le rapport entre les taux de pratique des NIMA (46 % et 49 %) et des IMAE (30 % et 35 %) est d’environ 1,5, ce qui est important. Ces différences de pratiques sont également corrélées au niveau de diplôme. Chez les titulaires du diplôme d’ingénieur agronome par exemple, la prise de plus de 10 jours de vacances apparaît comme une norme (68 %), tandis qu’elle demeure minoritaire pour les niveaux de diplôme inférieurs. En ce qui concerne les activités extra-agricoles, les disparités selon le niveau de diplôme sont plus contenues et elles se révèlent finalement moins marquées que selon l’origine sociale.
Figure 6 - Activités extra-agricoles et prise de vacances selon l’origine sociale et le niveau de diplôme des maraîchers

Figure 6 : Tableau donnant des indications chiffrées sur les activités extra-agricoles et la prise de vacances selon le niveau de diplôme et l’origine sociale des maraîchers. Les chiffres sont commentés dans la partie rédigée de la note.
Au total, la prise de vacances et les activités extra-agricoles paraissent aussi bien corrélées à l’origine sociale qu’au niveau de diplôme, tandis que les dispositions planificatrices sont plus significativement associées au parcours scolaire. Il reste à spécifier les rôles socialisateurs respectifs de la famille et de l’école, notamment parce que les maraîchers NIMA ont un niveau de diplôme plus élevé que les autres : seulement 17 % d’entre eux déclarent un diplôme inférieur au bac, contre 46 % chez les IMAE. En contrôlant ces effets de composition, des variations restent observables. À niveau de diplôme égal, la corrélation entre origine sociale et prise de vacances reste notable. De même, l’effet du parcours scolaire persiste à l’intérieur des deux catégories NIMA et IMAE. Par conséquent, ces deux facteurs de différenciation des dispositions temporelles des exploitants exercent des effets propres.
Conclusion
La comparaison entre exploitants NIMA et IMAE permet d’interroger les effets de la socialisation familiale (milieu agricole ou non) sur les pratiques de temps de travail et les rythmes de vie. L’emprise temporelle du travail, importante pour tous les exploitants, est légèrement atténuée chez les NIMA, notamment en production maraîchère ou horticole. On ne constate pas, en revanche, de différence significative entre NIMA et IMAE dans leur propension à s’imposer des horaires ou à rationaliser leur emploi du temps. Ces dispositions planificatrices sont davantage corrélées au niveau de diplôme. Enfin, le fait de prendre du temps pour les vacances ou des activités extra-agricoles s’avère fortement associé à l’origine non agricole et aux niveaux de diplôme les plus élevés. Les NIMA vivent donc, globalement, dans des temporalités plus proches de celles de leurs homologues agriculteurs que de celles de leur milieu d’origine. Leurs dispositions temporelles antérieures, acquises durant l’enfance ou au cours d’expériences professionnelles extra-agricoles, doivent se réajuster lors de la socialisation au métier agricole et à ses contraintes spécifiques.
Ces premiers résultats appellent des analyses supplémentaires permettant de tenir compte, de manière globale, des propriétés sociales des ménages agricoles, sans oublier les caractéristiques technico-économiques des exploitations. Il conviendrait également de dépasser une approche limitée à la profession des parents en étendant l’analyse à d’autres indicateurs de socialisation, comme l’entourage non parental (profession du conjoint et du beau-père) ou encore l’existence d’expériences professionnelles antérieures ou parallèles à l’activité agricole.
Nicolas Deffontaines
Université de Picardie Jules Verne
Simon Paye
Université de Lorraine
Notes
[1] Deffontaines N., Paye S., 2025, Réinventer le tempo de l’agriculture ? Normes temporelles et rapport au travail des nouveaux actifs agricoles, rapport pour le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire.
[2] Voir par exemple : « Du temps pour soi : “une priorité stratégique” des éleveurs laitiers », Web-agri, 27/06/2024.
[3] Leroux C., 2020, « Sortir la tête du guidon ». L’organisation temporelle des modes de vie des agriculteurs, université de Paris.
[4] Lupieri S., 2021, « Ces néopaysans qui bousculent le monde agricole », Les Échos entrepreneurs, 3 septembre.
[5] Sallustio M., 2022, À la recherche de l’écologie temporelle. Vivre des temps libérés dans les collectifs néo-paysans autogérés. Une analyse anthropologique, Presses universitaires de Rennes.
[6] Lavocat L., 2024, « Diminuer leur temps de travail : ces agriculteurs l’ont fait »,Reporterre, 2 décembre.
[7] Calculs des auteurs à partir des enquêtes Emploi de l’Insee pour les années 2013 à 2017.
[8] Barthez A., 2003, « GAEC en rupture : à l’intersection du groupe domestique et du groupe professionnel », dans Weber F., Gojard F. et Gramain A., dir., Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, La Découverte, pp. 211-236.
[9] Le réseau des chambres d’agriculture a mis à disposition un outil dédié à cette auto-mesure du temps de travail, appelé « Ma calculette temps de travail ».
[10] Mendras H., 1984 [1967], La fin des paysans, Actes Sud, pp. 94-95 et p. 98.
[11] Nous reprenons ici la distinction que fait l’historien E. P. Thompson entre timed labour et task-oriented labour : Thompson E. P., 2015, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La fabrique.
[12] Joly N., 2009, « Vaches et blés sur le papier. Socialisations à l’écrit du monde agricole », Communication & langages, n° 159(1), pp. 77-90.
[13] France, portrait social, Insee Références, 2023, pp. 152-153. Boulakia T., 2024, « Ambivalence de l’attachement au travail. Le cas de l’élevage laitier »,Sociologie du travail, 66(2).
[14] Boulakia T., 2024, art.cit.
[15] Bouffartigue P., 2012, Temps de travail et temps de vie. Les nouveaux visages de la disponibilité temporelle, Presses universitaires de France.
[16] À titre de comparaison, ils sont moins de 10 % à dire la même chose des horaires de leurs proches.
[17] Dufour A., Dedieu B., 2010, « Rapports au temps de travail et modes d’organisation en élevage laitier », Cahiers Agricultures, 19 (5), pp. 377-382.
[18] Weber F., 1989, Le travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, INRA-EHESS.
[19] Gleizes F., Solard J, 2023, « Quels sont les Français qui voyagent ? »,Insee Focus, p. 310.
[20] Champagne P., 1975, « Les paysans à la plage »,Actes de la recherche en sciences sociales, 1 (2), pp. 21-24.
Voir aussi
#ActifAgri : De l'emploi à l'activité agricole : déterminants, dynamiques et trajectoires
02 mars 2020Prospective

Qui s’installe en agriculture aujourd’hui ? - Analyse n°215
10 juin 2025Prospective
